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Omsk, petit quidam ne faisant pas de vagues.
3 septembre 2008

Chicken Run


usine

En matière d'embauche estivale, je pensais très sincèrement avoir touché le fond, il y a deux ans de cela, à la verrerie de Graville. Grossière erreur ! Si l'industrie du verre est un secteur ingrat et abrutissant (puisque reposant sur le travail à la chaîne), alors que dire de l'agroalimentaire animalier ? Ne trouvant pas de job d'été dans des villes connues et m'offrant un pied à terre gratuit (Le Havre, Rennes et quelques localités bretonnes), ne voulant pas rééditer un été sans travail aucun (comme ce fut le cas en 2007), je décidais de considérer le territoire dans une optique plus large.

Suite à une annonce Internet, je fini par trouver un poste dans un établissement Doux à Laval. Doux ? Quésako ? Si l'on veut faire propre et gentillet, Doux fait dans l'industrie de transformation de la volaille et accouche de produits en barquettes type Père Dodu. Des morceaux de poulet sous plastique, sous vide d'air. Voilà ce qu'on fait à Laval. En serrant les fesses et en gardant le sourire, s'il vous plaît. D'autres sites en effet, en Bretagne notamment, avaient tout simplement mis la clé sous la porte. Alors aux ouvriers, l'avertissement était plutôt clair : au boulot et en silence, voyez vos camarades moins chanceux... La Direction demande des sacrifices ! C'est dans ce contexte légèrement tendu que je pris mes fonctions le 15 juillet.

Chez Doux, la première chose qui frappe, c'est l'odeur. A réveiller les morts. Quelques dizaines de mètres avant la porte d'entrée, elle vous saisit à la gorge pour ne plus vous lâcher. Un peu comme si tous les matins, un type venait vous asperger le faciès d'un savant mélange distillé à partir de tripes et fientes d'un poulet amaigri, un brin stressé. Effluves dans lesquelles la plupart des travailleurs évoluent pendant huit bonnes heures, pause repas incluse. Respirant avec peine, retenant tant bien que mal mon petit-déjeuner dans l'estomac, harnaché de l'habituelle tenue (charlotte sur les cheveux, bottes aux pieds, blouse pour le reste), je demeurais fasciné par l'interminable file de piafs, tête en bas, avançant rivée au plafond. Macabre spectacle et bien mauvaise entrée en la matière.

Ne sachant pas trop où me foutre, les responsables décidèrent de m'envoyer aux Aros (pour Aromates, atelier de mise en barquettes où l'animal, proprement écartelé, est imprégné "d'épices" : paprika, herbes...) pour deux bonnes semaines. Là j'y ai exercé les boulots les plus crétinisant qui soient. Après avoir passé d'interminables heures à coller des codes-barres sur des barquettes, je me retrouvais le cul entre deux machines, avec pour mission de prendre les colis arrivant sur ma droite pour les mettre dans la machine de gauche. Décomposons le mouvement : la barquette, prestement remplie ras-la-gueule, arrive/ j'ai tout le temps pour la voir dans les moindres détails (d'ailleurs cette conne est identique à la précédente)/ je tends mon bras droit/ plus que 5 heures de boulot/ je m'en saisis/ je la passe à ma main gauche et la met sur le tapis/ j'attends la prochaine...

Pour le coup, concernant le temps qui passe (ou plutôt qui ne passe pas), les gestes qui en dix minutes sont intégrés et deviennent un automatisme (certains font ça leur vie durant), j'avais été formé à bonne école. Là, mes amis volaillers avaient corsé l'affaire : la température restait basse (5 degrés) et eu égard à l'environnement olfactif, vêtements, peau et cheveux s'imprégnaient  d'une crasse faisandée. Les rares fois ou l'on me laissait sortir pour m'aérer les bronches, c'était pour mieux me ramener à cette sordide réalité. Par exemple en allant balancer la barbaque impropre à la consommation dans des bennes à ordures prévues à cet effet. Tout ce qu'il y a de plus sain et naturel. Prenez un soleil resplendissant dardant ses rayons sur une large poubelle remplie de viande, que l'on pourrait croire toujours en vie, puisqu'animée de soubresauts larvaires. C'est à qui mieux mieux se disputerait le morceau : des mouches et de leurs enfants ou des chats des alentours ? Éternel recommencement du cycle, nous rappelant notre condition, mais dont j'aurai très bien pu me passer pour l'occasion.

Ne nous endormons pas, il me restait cinq semaines à suer dans la mort et le gras. On m'envoya donc aux cartons. La discipline y faisait quelque peu relâche et j'avais pour moi de ne plus gober le fumet de nos amis les bêtes. Comme le nom du service l'indique, on y fabrique des cartons. Je les mets dans la machine plats, ils me reviennent formés, adultes, en vie. Seul hic : Carlo. Pas méchant mais porté sur la tâche. Un petit nerveux gueulard, broyé par le système, aimant les choses dans leur cadre et terminées à temps. Moi des cartons, j'en avais pas grand chose à secouer. Je travaillais consciencieusement, sans être stakhanoviste.  Pas assez vite pour Carlo, pour qui je faisais parfois du travail d'arabe. C'est bien ma déveine, je tombe rarement sur des êtres compréhensifs dans ce milieu.

Carlo devait me prendre pour un attardé mental, un jeune qui réfléchit trop, inapte à abattre du travail de ses mains. Avec ma barbe et mon tee-shirt estampillé Guinness, j'étais catégorisé fumeur de plantes, hippie ou apparenté. Pauvre, gentille buse. Inutile de palabrer avec lui. Les semaines se traînaient tant bien que mal, rythmées par la radio, jukebox infernal ressassant les mêmes Indochine, Téléphone, Génésis et J.J Goldman. Jusqu'au jour ou la fragile machine céda. Déclaré responsable pour ne pas avoir pu l'arrêter, on me renvoya aux Aros finir le mois d'août.

Ultime plongée en apnée au bout de ma nuit. La plus dégueulasse aussi. Un final bien comme il faut. On devait m'en faire baver un maximum, histoire de repartir content.

- Lundi, on me fait découper des filets en deux. A ceci près que les filets baignent dans une sauce gluante et orangée. Avez-vous vu Fight Club ? Pour les cinéphiles, pensez au passage où Tyler et Norton convoient des poches de graisse  liposucée sur d'obèses personnes. Vous y êtes ? Mes filets aussi...   

- Mardi : Même partie de plaisir. Après la pause du midi (à ce moment, je travaillais de 7h30 à 15h15, avec l'assurance de finir plus tard que plus tôt), le grand-chef vient me chercher pour aller à l'abattoir. Nom de Dieu, le mot interdit, comme si on s'attaquait à mon intégrité physique ! Travailler là, ça revient à appartenir à la fine fleur de l'industrie agroalimentaire, la caste des bouchers, équarrisseurs et joyeux étripailleurs, travailleurs de la bidoche  dans une zone empuantie plus qu'ailleurs. D'emblée, on me dit que je finirai vers les 16h00. Le type que je remplace est passablement ivre. Assez vite, je comprends pourquoi. Dans cet endroit sombre, chaud et humide, on me charge d'encastrer des caisses de plastiques dans des structures en métal, avançant sur leurs rails. Je travaille à deux pas des accrocheurs, tous Noirs, alimentant la chaine des cris et battements d'ailes de nos amis gallinacés. D'autres les égorgeront plus loin...

-Mercredi : Aie ! Mon ami le chef a besoin de personnel. Antoine ? L'abattoir !  Dès 9h30. Jouons notre atout maître. L'exercice de la veille fut trop long à mon goût. Bien trop long. La solution ? Passer pour un feignant ou un incapable. Ne pas se plaindre conditionnerai une poursuite de l'activité en question. J'ai commencé l'attaque en annonçant mon intention de partir à l'heure normale, soit 15h15. Premier couac. C'est cependant deux heures plus tard que j'ai mis le plan en branle. Hop là, vas-y que je te ralentisse le rythme. Malheureusement, toujours pas l'ombre d'un responsable en vue. J'appuie donc sur le gros bouton rouge Arrêt d'urgence, au niveau de mon visage. Ni une, ni deux, le cariste saute de son engin. Deux minutes plus tard, réjoui, me voilà de retour aux Aros. 

-Jeudi & Vendredi : Retour à mes premiers amours, faire passer les barquettes d'une machine à l'autre. C'est sans me retourner et en forçant l'allure qu'à 15h15, je sors de l'usine. Libre, en vie, content d'avoir fini et de pouvoir profiter à l'avenir d'une assez maigre rémunération (à peine plus du smic). Merci Père Dodu, seigneur et maître.

Si travailler dans ce type de conditions relève bel et bien du mythe de l'ami antique Sisyphe (un poulet suit toujours un autre poulet, de même pour les cartons et les barquettes), si entré en fonction, on se retient à grand peine de partir en courant; je considère ce boulot comme formateur, permettant de mieux comprendre le monde du travail dans ce qu'il a de plus primaire et révoltant. J'ai de la peine pour les gens qui n'ont que ça comme espèce d'horizon, trop vieux pour partir, abâtardis par un ou plusieurs prêts bancaires, et qui plus est voyant toujours davantage rognés leurs maigres acquis sociaux. Dans le couloir menant aux ateliers, on pouvait trouver des extraits de Ouest France à propos des fermetures d'usine du Morbihan. On y voyait des salariés en larmes déclarant leur amour, leur flamme pour le groupe : "Doux, c'est notre seconde famille." Mitoyen, une autre coupure de presse relatait la chute dans le classement des plus grandes fortunes de l'hexagone de Doux et de sa famille : à peine 300 millions d'euros de patrimoine...

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Commentaires
E
tiens, les pubs sont redevenues nulles<br /> effectivement c'est ça le principe de la pub google, ça cible des mots-clefs dans les textes, de sorte que si tu avais parlé de désanussage de putes vierges serbo-croates, t'aurais eu un truc du genre "-50% sur les séjours en croatie!"<br /> à part ça j'aimerais ton regard acariâtre et ta main preste sur la musique de pétasses d'aujourd'hui, y'a moyen de se marrer, mais bon, je lance juste l'idée, comme ça.
O
Je crois que personne n'a compris au fond. Je trouve que nous sommes encore trop payés, trop souvent en repos, avec des conditions de travail généralement acceptable dans un cadre tout ce qu'il y a de plus intellectualisant. Merde, pourquoi ne suis-je lu que par des gauchistes. A moi le sarkozysme décontracté de la braguette ! Serrons-nous un peu plus la ceinture sinon les bridés vont finir par nous bouffer. Produisons plus et à toute vapeur, général.<br /> <br /> Concernant les pubs Google, j'ai l'impression qu'elles sont parfois en rapport avec des mots de l'article. Pour le coup, les cartons étaient particulièrement bienvenus, les salauds. Un point pour Pharide, le seul qui suit. Tout a fait lolant, camarade !
E
pub vue sous l'article :<br /> <br /> "économisez 30% sur les cartons d'emballage-fins de séries-réemploi<br /> www.rouffignac.com"<br /> <br /> là je dis LOL
E
cet article, comme tes ex-collègues, défonce sa mère la chauve du cul.<br /> je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois que je lis ou que je repense au boulot de manière générale, j'ai l'impression de voir une gigantesque farce sans queue ni tête, comme si travailler était une activité absurde et sans but, ce que tu as particulièrement bien montré ici.<br /> puis se frotter quelques temps à la réalité des sous-prolétaires d'aujourd'hui, ça donne des idées (ainsi que des cibles pour de futures actions terroristes.)
D
À la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », Albert Cossery répondait : « Pour que quelqu'un qui vient de me lire n'aille pas travailler le lendemain ».<br /> Un article Cossery-esque (et comment que ça existe comme mot !) et très personnel, la classe.
Omsk, petit quidam ne faisant pas de vagues.
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