Étrangement, l'affaire me faisait
furieusement penser au monde des volaillers. Dans ces sphères-là, pour que le
système fonctionne, tout repose sur un maître mot : le conditionnement. Un
outil à destination des hommes et des bêtes, sans que la frontière entre les
deux soit vraiment définie. Et qui s'en soucie du reste ? Oui, je me remémorais
la douzaine de poulets évoluant dans leur lourde caisse de plastique orange. De
bêtes oiseaux un peu anxieux, nés pour nourrir le prolétaire.
Maintenant, dans mes 22 mètres
carrés de stagiaire, j'y repense. C'est moi le poulet et l'appartement
symbolise la cage. Autour de moi gravitent d'autres du même acabit. Eux
peut-être n'ont pas conscience de leur médiocrité, voilà qui doit les ravir. A
ce moment-là, on logeait tous dans un immeuble d'angle, délaissé par les bombes
et les obus tombés dans le coin en 44. La dernière guerre sur un continent
finissant. Une bâtisse de quatre étages aux murs porteurs faits de vieille pierre,
mais dont l'armature interne figurait plutôt le carton ou le papier des maisons
traditionnelles japonaises. Un géant aux pieds d'argile sans doute, conservant
à l'extérieur le lustre de la solidité mais dont l'intérieur faisait inachevé.
Neuf logements reposaient dans la
structure. Même modèle pour tout le monde. Des locataires jeunes, déjà
précaires ou en passe de le devenir. Des gens que généralement j'entendais,
plus que je ne rencontrais. Ils le sont naturellement de toute façon, bruyants.
Dans tous les sens du terme. Si, un seul avait ma sympathie ou du moins mon
respect. Celui du dessus, au troisième. Je n'entendais pas ses déplacements, il
était réellement discret. Chose rare et précieuse donc. Ce type avait un nom :
l'exception qui confirme la règle. Il prenait sur lui de contrebalancer les
emmerdements qui m'arrivaient des autres, c'est-à-dire celles et ceux qui
peuplaient mon proche étranger, ma périphérie immédiate.
Pour tout dire, ces foireux-là se
comptaient sur les doigts d'une seule main. Et on pouvait encore en diviser le
nombre par deux. Là, restait le trou noir, le noyau dur, la crème. Les
premiers, je ne pouvais en dégager grand-chose n'en distinguant que les ombres
ou les bruits dans l'escalier. Je les avais attifés de surnoms affables.
Normal. Le Gorille au troisième et la Folle au dessus de sa tête.
Que dire du premier ? Rien de
bien croustillant. Il me rappelait simplement un mâle dominant d'Afrique
équatoriale, et ayant besoin de bruit pour assurer sa suprématie sur le clan. A
certaines heures, il mouvait sa carcasse dans le maigre corridor qui menait à
nos quartiers et on aurait dit (à moins que moi seul ait fait ce constat) que
son plaisir pour la journée était d'imprimer la marque de ses semelles dans le
bois des marches. Ensuite, il se calmait avant de reprendre son élan.
Si on allait crescendo dans le
mental et dans le spatial, on trouvait la Folle. Une joyeuse délurée qui, au
choix, me faisait ricaner ou angoisser. D'après ce qu'elle baragouinait dans
son délire, elle devait être d'origine kabyle. Ça, on pouvait le deviner
longtemps avant de l'apercevoir. Ma fenêtre fermée donnait sur une rue
passante. Pas très large non plus. Saint-Martin, soyons précis. Quand elle
rentrait au bercail, et à vue de nez une cinquantaine de mètres avant son
objectif qu'était la porte de l'immeuble, j'entendais crier dans la rue. On
avait alors droit à un dédoublement de personnalité. La chose se traduisait de
la manière suivante. D'abord, elle soufflait. Un peu comme si elle faisait le
marathon tous les jours. Après, elle parlait seule de choses et d'autres. Comme
de Charlotte Gainsbourg qui avait fait un "concert" dernièrement.
Superposée à ces deux strates, elle accouchait régulièrement d'une interjection
(qu'à l'oreille je traduisis par taboula).
Elle parlait d'elle en disant
nous et vivait seule. A moins qu'elle ne désignât-là sa boule de poils, qu'on
appelle plus communément un chien. Quand la lourde se refermait sur ses
angoisses et ses cauchemars, le son se faisait plus apaisé jusqu'à finir par
mourir. Elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle produisait, sa bulle
mentale excusait le reste. Que voulez-vous, chez moi aussi subsiste un soupçon
d'humanité. Vivant sous les combles, j'imagine que le soleil estival faisait
dans son cas office de micro-ondes. Dardant ses rayons sur le revêtement du
toit, l'astre lumineux devait transformer sa chambre de bonne en étuve,
n'arrangeant sans doute pas sa schizophrénie.
Pour les deux autres, cons comme
des balais ceux-là, je n'avais pas la même patience. Je leur réservais mes
dernières cartouches, un mode de destruction pourtant trop civilisé. C'est le
genre de pulsion qui peut titiller un cerveau quand, abruti de fatigue et
scrutant le plafond zébré de vieilles poutres éclairé par les phares des voitures,
l'on cherche vainement le sommeil. Une ambiance ponctuée de lignes de basses
d'extraits musicaux tous aussi merdiques les uns que les autres, d'éclats de
rires d'une génération lolesque, de conversations creuses et de débats
stériles. Un bon résumé de jeunes crétins, pensant manipuler l'avenir et le
système et étant malgré tout les dindons d'une bien triste farce.
A vrai dire, vu le contexte,
j'aurai bien fait le Taxi Driver du pauvre, sans crête punk et sans bagnole
jaune, juste avec la motivation et l'artillerie. Make my day, foutus fumiers !
Quitte à partir en beauté, autant le faire dans le violent cradingue. Frapper
fort pour des broutilles, la théorie des dominos et tout le tintouin. J'aurai
sans doute commencé par celui du dessous, le big boss. 20 ans, en BTS
informatique l'année, maître d'hôtel sinon. Piercing à l'arcade sourcilière, le
physique déjà enveloppé d'un futur gros (il a les moyens de sa réussite),
content de lui avec son petit sourire en coin.
Mieux que tout, il fonctionnait
en horaires décalés et rentrait quand moi cherchait à sommeiller. Ensuite, il
conviait sa troupe de clones jusque tard dans la nuit. Des comme lui, des
limités. Ce poussah-là donc, quand je pensais à lui, une vision me traversait
parfois. Une image où après l'avoir bousculé dans ses retranchements, j'extirpe
un soufflant pour lui faire valdinguer toutes ses ratiches une à une. Des
morceaux de peau, de cartilage blanc, de mâchoire vont en s'égayant gentiment
dans l'espace. Des poussières d'étoiles et des morceaux de vie qui abandonnent
ce viandu. Dans l'idéal, j'aurai tiré pour mutiler, pour fabriquer de la gueule
cassée à coups d'éclats. Les dents, le nez. Pour laisser un souvenir…
Évidemment, on se contente
d'encaisser et de ne rien faire. Le rêve fait office de soupape et permet de
s'occuper. Pour le second couteau, j'ai moins de fulgurances car je le subis
moins. Une fois par semaine, à horaires fixes (le mardi ou le jeudi). C'est un
orfèvre qui sertit son bijou des plus beaux joyaux. Un artisan dont la farandole
va du coucher de soleil à l'aube. Un adepte des vieux standards de rap
hexagonaux dont le plus caractéristique reste de loin Bisso Na Bisso. Je l'entends moins faut dire. Un
autre que moi aurait-il fait le boulot ?
Si je l'ai mauvaise, plus qu'en cherchant
à dormir c'est le petit matin au réveil. Quand mes voisins dorment en fait. Les
céréales ont alors une saveur autre, particulière. Un goût d'éternité, de
massacre, de fosse commune. On avale son jus d'orange et on se dirige vers le
boulot en écoutant les Stooges et Raw Power. En attendant le prochain soir.
Ravi de te revoir dans le coin Snake, même si je t'imaginais plus grand. Eh oui, j'ai encore tiré le bon numéro ce coup-ci ! De temps en temps, je dresse le portrait de ces empêcheurs de tourner en rond et oui, ça soulage.<br />
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Je viens d'ailleurs d'apprendre que ma voisine du 4ème qui, d'après mon diagnostic, est atteinte du syndrome de la Tourette serait une infirmière, actuellement en arrêt maladie. J'ose à peine imaginer la nature du traitement qu'elle prodigue à ses patients...<br />
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Certes le blog tourne au ralenti (enfin plus que d'habitude, là c'est lié à la rédaction de mon mémoire de stage) mais j'ai des idées de nouveaux articles : un sur les petits chefs au travail, un sur la saga nanarde "Le Justicier" (via les épisodes II, III et IV). Donc, ce sera publié pour fin septembre-début octobre.<br />
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Quand à se revoir, en gros soit tu viens à Caen pour le dernier week end de septembre (mais faut que je relance les autres, sachant que mon appart' est pas grand), soit c'est moi qui vient te voir à la même date (à suivre).<br />
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De toute façon, dès octobre, je suis beaucoup plus dispo malgré les deux chantiers du moment : le permis et la recherche de boulot. On se tient au jus, sachant que j'écoute (pour rester gai et inspiré) Killer d'Alice Cooper (rien à jeter) et que toi, en plus, tu dois faire face aux clients. Et là, on peut entrer dans un autre univers !
S
Snake
11/08/2010 14:56
Ah ah! je relis ça avec énormememment de plaisir; je suis au boulot et les envies de massacre c'est pas ça qui manque. Un nouvel article pour bientôt ? Quand vient-tu en Bretagne, histoire qu'on s'écoute du rock'n'roll qui parle de meurtre et qu'on se mate des films qui en montrent, et des salés ?
Omsk, petit quidam ne faisant pas de vagues.
Au gré de ses humeurs, Omsk décortique l'actualité, les arts dans une acceptation vaste et tout ce qui lui passe par la tête, sur un ton acide et décalé.