Longtemps, on rampe sur cette terre comme une chenille, dans l'attente du papillon splendide et diaphane que l'on porte en soi. Et puis le temps passe, la nymphose ne vient pas, on reste larve, constat affligeant, qu'en faire ?

Ayant terminé depuis quelques temps maintenant Les Bienveillantes de Jonathan Littell, je pense pouvoir en extraire un article, premier fondement d'une courte série ayant pour thématique primordiale le totalitarisme (nazi et soviétique / stalinien). Chaque écrit abordera un angle de vue différent sur cette forme la plus extrême et la plus poussée de l'exercice du pouvoir. Le premier posant la question de la participation pleine et entière à la machine totalitaire via une extermination programmée de tout un peuple.

Littell nous propose donc de suivre, pas à pas, le parcours chaotique de Maximilien Aue apprenti-génocidaire sur le front de l'est entre 1941 et 1945. L'auteur fait par conséquent le choix d'expliquer l'holocauste à travers les yeux d'un auxiliaire zélé du régime : un officier SD (pour faire simple, il s'agit du service de sécurité de la SS) aux pouvoirs grandissants. D'autants plus importants au fûr et à mesure des rencontres du personnage. Car Aue rencontre tout le beau linge de ce microcosme SS, nazi et fasciste, citons pêle-mêle : Hitler, Himmler, Eichmann, Hans Frank, Rudolp Hoss mais aussi les collaborateurs français les plus acharnés tels Robert Brasillach ou Pierre-Antoine Cousteau.

Abandonné très jeune par son père, Aue grandit principalement en France aux côtés de sa mère, de son beau-père et de sa sœur jumelle. Aux premiers, il voue une haine quasi-sacrée, sa mère décidant de quitter l'Allemagne pour refaire sa vie avec Moreau, pâle copie de l'autorité paternelle qu'il admire. Il en va à l'exact opposé pour sa sœur qui peut jouir de toutes les attentions de son frère. Comprenant cependant qu'il ne pourra jamais partager son amour avec Una (sa sœur) et bien qu'entretenant le jeu à ce niveau durant tout le récit, Aue considère toutes les autres femmes comme impures et s'en retourne donc sexuellement vers les hommes. Après une scolarité un brin mouvementée, Aue poursuit des études de juriste en Allemagne, approfondissant son engagement et sa foi dans le nazisme puis en intégrant la SS.

Littell ne tombant pas dans le cliché de l'exécutant abruti et avide de sang frais, s'enfonce néanmoins davantage dans un autre extrême : celui du SS homosexuel, qui plus est incestueux, en en faisant une espèce d'hypothétique caricature. Ponctués de nombreux retours en arrière, le récit ne nous épargne rien des fantasmes fictifs ou assouvis de Aue (et pourquoi pas de Littell), ce parfois durant plusieurs dizaines de pages. Ces longueurs servant de pauses dans la trame du roman m'auront d'abord dérouté avant de finir par franchement m'énerver, alourdies par un vocabulaire cru d'un goût parfois douteux. Je ne sais pas si c'est le cas mais Littell semble posséder trois domaines de prédilection : le nazisme, la vulve et la merde. Or, un peu facilement, on pourrait résumer son ouvrage à cela, une espèce de recette s'évertuant à mélanger trois ingrédients revenant à intervalles réguliers.

Concernant le "parcours professionnel" d'Aue, en revanche les choses sont mieux menées. Littell connait son sujet et ça se voit. Un peut trop peut être. A l'instar des scènes évoquées plus haut, rien des massacres n'est oublié, qui plus est quand l'entreprise est appréhendée à grande échelle (spatialement, temporellement et humainement) : de Babi Yar à Auschwitz. Si la plupart de ces faits sont connus, d'autres évoquant les limites et l'absurdité du génocide, méritent d'être évoqués.

A la mi-1942, les Allemands entrent dans le Caucase. S'affrontent alors deux logiques. Devant le ralentissement de l'offensive, faut-il exterminer les Juifs qui vivent dans les montagnes avoisinantes ? Doit-on les considérer comme des piliers du régime soviétique ? Ou au contraire, faut il les épargner afin d'en faire des alliés, du moins s'en assurer la neutralité. Derrière ces courants pointent de fait d'autres enjeux : la suprématie SS ou militaire classique. Afin d'étayer leurs arguments, chaque partie produit force experts (en linguistique, civilisation, religion...). Au final, les autorités compétentes choisissent de remettre la décision à l'invasion de la Tchétchénie, chose qui n'arrivera jamais.

Secundo, Aue montant en grade (de lieutenant au départ, il finira lieutenant-colonel), on lui confie des missions plus importantes. L'une d'entre elles consistant par exemple à concilier l'équilibre entre la tuerie et le travail forcé. La guerre avançant, les territoires occupés rétrécissent comme peau de chagrin et le Reich se voit contraint à plus de "modération". Là encore des pourparlers s'organisent entre factions concernées. Littell retranscrit très bien cette atmosphère de salons entre partisans et récalcitrants au projet.

Aue n'est pas un antisémite forcené mais c'est quelqu'un de besogneux, comme il en exista tant à cette époque comme le montre le livre. Il ne prend pas plaisir à tuer mais le fait sans sourciller. Bien qu'interrogé sur la notion de bien et de mal, de justice, Aue veut sans doute croire à un avenir qu'il estime radieux. C'est là le postulat de Littell, s'inspirant de l'expérience (discutée et discutable) de Milgram. L'introduction des Bienveillantes est là pour nous marteler le discours de l'auteur. Aue bénéficiant d'un emploi confortable et bourgeois dans la France d'après-guerre, bien loin d'une éventuelle poursuite en justice, ne déclare t-il pas : Comme la plupart, je n'ai jamais demandé à devenir un assassin ou encore Qui, de sa propre volonté, à part un fou, choisit le meurtre ?

C'est généralement sur la forme plutôt que sur le fond que Les Bienveillantes peuvent être sujettes à mes critiques. Si l'on est en droit d'être en désaccord avec la thèse principale; Littell a tout a fait le droit de l'aborder. Moi-même, j'ai tendance à croire en sa nécessité. Reste que d'autres écueils, s'ajoutant à celui du profil d'Aue, parsèment l'œuvre, un pavé de 900 pages tout de même. Premièrement, le lecteur profane ne connaissant la seconde guerre mondiale et l'holocauste que dans les grandes lignes se verra très vite submergé par les localités russes, les grades SS voire les différents protagonistes. Mais c'est au niveau des acronymes de l'organisation SS que la chose s'avère vite laborieuse. Se disant admiratif des graphiques et autres tableaux de la hiérarchie nazie, Littell ne parvient pas, malgré les annexes, à enthousiasmer le lecteur à ce sujet. Me concernant, j'ai eu du mal à rentrer dans son univers. Du moins, j'y allais avec grande réticence. Il serait d'ailleurs intéressant de voir combien de personnes l'ayant commencé sont arrivées à son terme.

Second hic, le style et le vocabulaire. Ecrire Les Bienveillantes n'est pas donné à tout le monde mais le vocabulaire est parfois vraiment trop simple voire basique ce qui est dérangeant pour un lauréat du prix Goncourt. Même si c'est le premier que je me décide à lire, je m'attendais à quelque chose de bien plus ardu. Or tel n'est pas le cas. De plus comme l'avait souligné Le Canard Enchaîné dans sa chronique, certains procédés stylistiques restent assez hasardeux, même si le protagoniste est un rouage de la Solution Finale : Très souvent dans la journée, ma tête se met à rugir comme un four-crématoire.

Enfin troisième problème, Aue est affecté à tous les points chauds du front et tous les lieux du génocide. L'impression qui en résulte voudrait que Littell ait produit un ouvrage de vulgarisation sur le front de l'est, cherchant automatiquement à illustrer chaque bataille, chaque lieu... Qui plus est, et ce n'est guère crédible, Aue arrive toujours à se dépêtrer de toutes les situations même les plus impossibles. Le cas le plus frappant est celui de Stalingrad où Aue, blessé à la tête et laissé pour mort, est évacué par avion. Connaissant les modalités d'évacuation à la toute fin des combats, on est en droit de doucement rigoler. Pourtant une des qualités que l'on ne peut enlever à Littell est le travail de documentation.

On pourrait aussi mentionner le cas du Docteur Mandelbrod, à la fois mentor d'Aue, puisqu'ancien associé de son père, et éminence grise d'Himmler. Ce dernier se suffisant à lui-même.

Si l'on ne me l'avait pas offert, je ne l'aurai vraisemblablement pas acheté, du moins pas avant sa sortie en poche. Si au niveau sources et travail historique sur la Shoah, Les Bienveillantes n'ont pas à rougir d'un Si c'est un homme de Primo Levi ou de Vie et Destin de Vassili Grossman, pourtant victimes et témoins visuels de cette période; le reste de l'édifice (car le travail est quand même colossal) est par trop souvent bancal pour en faire un chef d'œuvre.

Une compréhension du totalitarisme (partie I)

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