The Killing Joke
Découverte du monde des Comic-Books, et plus généralement de l'univers fantastique et quasi-mythologique de Batman à travers cet ouvrage d'excellente facture The Killing Joke (traduit en français par Rire et Mourir), piloté par le tandem Alan Moore (scénario) et Brian Bolland (dessin). Qu'on se le dise l'œuvre est un très bon moyen d'entrer dans le monde poisseux de Gotham City. Bolland effectue avec brio un travail de qualité, ponctué de multiples détails. D'aucuns disent qu'il aurait mis 3 ans au total pour tout finaliser, prouvant ainsi (mais était-il besoin de le rappeler) que la BD a de droit sa place dans le domaine artistique.
The Killing Joke c'est avant tout l'histoire et la vie du Joker, et à travers lui celle du chevalier noir : Batman. Chose particulièrement pertinente, Moore et Bolland ont décidé de nous présenter la vie du Joker sous deux angles complémentaires (l'un étant la suite logique de l'autre) : celle d'un homme qui, à la suite de difficultés inhérentes à son existence deviendra fou; et celle du Joker au temps présent, époque d'un affrontement entre le bouffon blanc et la chauve-souris noire. Qu'était le Joker avant son accident ? Il (on ne saura jamais son nom) voulait exister en tant qu'amuseur public, se faire une place dans le monde de la comédie. Hélas pour lui, il rate immanquablement ses chutes à cause du trac. De boîtes minables en bars sordides, il ne parviendra jamais à percer. Le (pré) Joker vit dans un petit appartement, qu'on imagine sans peine être un studio (lui même situé dans un immeuble puant le pipi de chat et le troisième âge, selon ses propres dires), où le linge pendu à même le plafond occupe la moitié de l'espace. Le Joker était à l'époque en totale opposition d'avec ce qu'il deviendra. Il est plaintif, pleurnichard, dénué de charisme et s'il arrive à faire rire, cela reste rare et toujours à ses dépens. Comble de malchance, en plus de sa personne, le Joker doit nourrir Jeannie, sa femme enceinte de six mois. L'avenir est loin d'être rose, à moins...
A moins qu'il n'arrive à faire un gros coup, qu'il ne renfloue les caisses, afin de repartir à zéro et de s'affirmer en tant que mari et en tant que père. Abordé par deux petits malfrats sans envergure, le Joker peut commencer à respirer et ce même si à aucun moment il ne se doute que ses complices (voire ses sauveurs miséricordieux) ne sont en train de le manœuvrer pour mieux servir leur forfait. Le Joker est le pigeon idéal, celui prêt à porter le chapeau sans trouver à y redire, tout influençable qu'il est. Et ce d'autant plus qu'il connaît bien les lieux du crime pour y avoir travaillé autrefois : Ace Chemical Processing Inc. A aucun moment il n'esquisse une volonté de révolte. Par des phrases simples touchant droit au cerveau, les malfrats le remettent dans leur sillage : Ecoute ! Tu veux élever ton gosse dans la pauvreté ? ou Demain tu enterres ta bourgeoise dans le luxe. Car entre-temps, femme et enfant sont passés de vie à trépas. A ce moment, le comique raté touche le fond. Pas suffisamment malgré tout pour devenir fou, pas assez pour se réincarner en face blafarde bouffonne et adepte du non-sens et de l'absurde. Non, cette renaissance interviendra au sein de l'usine. Le hold-up se passe mal et suite à l'intervention de Batman, le Joker pris de panique se jette dans l'acide. A l'air libre, pris de convulsions et d'un fou-rire qui ne le quittera plus, le Joker est né, avec ses caractéristiques physiques depuis connues : teint blanc, cheveux verts et rictus rouge macabre lui déformant le visage.
Retour au temps présent, celui du combat entre le criminel et le justicier, l'un étant le miroir déformant de l'autre et réciproquement. Habillé de violet, ce que veut démontrer le Joker c'est que, comme lui, toute personne (l'homme moyen) peut devenir un aliéné en l'espace d'une seule mauvaise journée. La seule solution pour toute personne saine d'esprit est de craquer et de sombrer dans la folie. Et sans se départir de sa bonne foi, le Joker joint la pratique à la parole. Comment ? En kidnappant le commissaire Gordon, en lui faisant subir une épreuve particulièrement désagréable au moyen de sa fille Barbara, et au final en le rendant fou. L'invitation à la fête de Batman, qu'il qualifie volontiers de rat volant, ne sera que le prélude et la confirmation par une personne tiers (et déséquilibrée quoi qu'elle en dise elle-même) de son infernale théorie. Batman lui s'en défend. Il se cache derrière la justice et son masque mais ce n'est qu'un travestissement hypocrite de la réalité. Il le sait mais s'en excuse presque tout bas. Là est la force du Joker sur Batman. Il s'accepte tel quel. Même si, contrairement à ses espérances, Gordon ne devient pas fou, il marque un point en ce qui concerne Batman.
Votre mauvaise journée vous a rendu fou mais vous ne voulez pas...l'admettre ! Vous continuez à faire semblant que la vie a un sens, qu'elle sait ce qu'elle fait ! [...] Quelle est votre histoire ? Une fiancée tuée par un gang peut être ? Un frère découpé en petits morceaux ? Et bien moi c'est pareil. [Le Joker]
D'ailleurs le final, dans lequel cet extrait trouve sa place, a lieu dans une galerie des glaces. Rien d'étonnant. Pas plus que la dernière séquence où Batman, et un des seuls à le comprendre, se tord de rire dans le mugissement des sirènes de police...
The Killing Joke aurait beaucoup inspiré Tim Burton pour son Batman. Graphiquement peut être. Pour ce qui est du reste, je n'arrive pas à déceler le moindre rapport. Le comic met en scène le duel entre deux entités, loin d'être aussi éloignées et différentes qu'on aurait pu le croire en se contentant du long métrage. Ce dernier se place somme toute sur le terrain classique du choc entre le bien et le mal, entre le justicier et le Bad Guy. La psychologie y est, je trouve, mis de côté au profit des gadgets (qui là, au contraire, se trouvent assez absents de l'œuvre de Moore et de Bolland). D'ailleurs Burton a fait du Joker un Jack Napier criminel professionnel, arrogant, sûr de lui et séducteur, bref aux antipodes du looser, du perdant qu'il aurait du/pu être (originellement parlant). On pourrait en multiplier les dissymétries à l'envie.
L'exemple le plus frappant reste celui des naissances. Dans la version papier, Batman existe déjà alors que le Joker n'en est encore qu'au stade du comique de seconde zone. A l'inverse chez Burton, Jack Napier tue les parents du jeune Bruce Wayne, accouchant ainsi d'une sorte d'ange rédempteur noir qui ne trouvera repos, salut et fin que dans l'arrestation voire l'élimination de ce meurtrier. Il ne les lie pas dans la folie mais les attache par le crime de sang. Force est de constater qu'au sommet de l'église, on a réellement l'impression que Batman veut en finir en éliminant physiquement ce personnage qu'il considère comme un monstre mais aussi de façon paradoxale comme un clown (dans le sens péjoratif et insultant du terme). Point du tout dans le comic où Batman se veut autant justicier (ils en viennent bien aux mains), que comme appui voire comme ami. On pourrait travailler ensemble. Je pourrais vous réhabiliter. Vous ne seriez pas seul. Nous ne sommes pas obligés de nous tuer...
"Une seule journée peut suffire à alliéner le plus normal des hommes.
Voilà le décalage entre moi et le reste du monde.
Une seule mauvaise journée."